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Chaque semaine, des millions de personnes attendent le week-end comme une délivrance. Chaque année, les vacances sont promises comme une réparation. Et pourtant, combien d’entre nous reviennent de ces pauses… aussi fatigués qu’avant ? Parfois même, plus vides encore, comme si le repos nous échappait malgré nous.

Nous vivons dans une époque paradoxale : jamais nous n’avons eu autant de moyens de déléguer l’effort, de ralentir la contrainte, de “gagner du temps” — et pourtant, le sentiment d’épuisement est partout.

On se distrait pour oublier qu’on est fatigué. On culpabilise dès que l’on ralentit. Et l’on croit parfois que fuir le travail, c’est se reposer.

Dans cet article, je voudrais proposer un regard plus nuancé, plus vivant, plus humain. Explorer ce que nous avons confondu entre repos, loisir, inaction, et fuite du réel. Rendre à l’effort juste sa dignité. Et rappeler que le repos véritable n’est pas l’absence d’action — mais la présence à soi.

Ce texte n’est pas une injonction de plus. C’est une invitation. À écouter autrement notre fatigue. À ralentir sans se perdre. À retrouver un rythme qui soigne. Parce qu’apprendre à se reposer… C’est, peut-être, le plus beau des apprentissages pour continuer à vivre, aimer et transmettre.

Dans mon cabinet, j’entends presque chaque semaine la même remarque : « Je n’ai plus le temps de lire… sauf des livres utiles ». Entendez par là : des ouvrages de développement personnel, souvent organisés comme des recettes de cuisine pour aller mieux. Mais au fond, ce besoin de mieux-être n’est-il pas devenu un marché qui confond efficacité et sagesse, vitesse et profondeur, performance et apaisement ?

Et pendant que nous empilons des outils pour « tenir », nous oublions qu’on apprend souvent mieux, qu’on vit plus pleinement, en lisant aussi des livres que certains considèrent comme « inutiles » parce qu’on n’en perçoit pas immédiatement le but. Des romans, des recueils de poésie, des textes philosophiques. Des livres qui n’ont pas vocation à réparer, mais qui font souvent bien plus : ils nous ouvrent le monde, aèrent notre pensée, réveillent notre sensibilité. Et sans le promettre, ils agissent en profondeur — ils réenchantent, reconnectent, régénèrent. On sait aujourd’hui que lire ce type de texte stimule des formes de neuroplasticité spécifiques, renforce l’imaginaire, et parfois même restaure en douceur ce que les protocoles seuls ne parviennent pas à atteindre.

Pourtant, il suffit de relire quelques pages de Montaigne, Alain, ou même Epicure, pour comprendre que le repos véritable n’est ni l’inaction, ni la fuite, mais une manière d’habiter le temps autrement.

Le philosophe Alain évoquait l’idée que le repos véritable est celui qui suit un effort juste, une fatigue méritée. Montaigne, lui, parlait de la nécessité de revenir à soi, non pour se replier, mais pour retrouver un espace de liberté intérieure et d’équilibre

L’historien Alain Corbin, dans Histoire du repos, montre à quel point le repos fut, au fil des siècles, construit, conquis, protégé. Qu’il s’agisse du silence, de la sieste, de la retraite religieuse ou de la promenade solitaire, il était un art de vivre. Un droit, aussi, et parfois même une forme de résistance.

Aujourd’hui, les neurosciences rejoignent cette sagesse ancienne. Le sommeil n’est pas une pause passive, rappelle le Dr Matt Walker, mais un moment d’activité réparatrice intense pour le cerveau. Le Dr Andrew Huberman, quant à lui, nous parle d’alternances naturelles de cycles de concentration et de récupération, sans lesquelles l’équilibre émotionnel s’effondre.

Le paradoxe, c’est que nous avons libéré du temps — temps libre, temps choisi, temps “pour soi”… Mais ce temps, au lieu d’apaiser, nous épuise parfois davantage. Et si ce que nous appelons aujourd’hui loisir n’était qu’un autre nom pour l’agitation ? Un simulacre de repos, qui nous distrait sans nous régénérer…

Et si, plutôt que d’empiler des stratégies d’optimisation, nous réapprenions simplement à nous reposer — vraiment, profondément, humainement ? C’est peut-être là que se cache l’un des plus beaux chemins du bien-être : quitter l’utile pour l’essentiel.

1 – Ce que nous avons désappris : le repos comme repère, non comme pause

Imaginez un dimanche de juin, en 1882. Dans une petite ville française, un ouvrier referme la porte de son atelier. Il s’assied sous un arbre, un livre à la main, le regard posé sur un champ en fleurs. Ce n’est pas qu’il soit paresseux. Il est simplement en repos.

Il n’a pas envie de courir, ni de rattraper son retard de vie, ni de performer un pique-nique parfait. Il est dans une pause essentielle, conquise de haute lutte : la journée du Seigneur, que l’Église a instituée comme un sanctuaire dans le temps — et que le mouvement ouvrier commence tout juste à faire reconnaître comme un droit social fondamental.

Nous sommes à un tournant : entre les derniers souffles d’un monde rythmé par les saisons et les fêtes, et les premières injonctions d’efficacité du monde industriel.

Le repos, longtemps, n’a pas été une option. Il fut une structure symbolique et existentielle du monde, organisée, ritualisée, parfois même sacralisée. Dans les sociétés agricoles, il suivait le rythme des saisons, de la lumière, des fêtes religieuses. Dans les monastères, il s’entremêlait avec le chant, la lecture, le travail manuel : un repos actif, nourri, équilibré.

Le mot loisir — issu du latin licere, « ce qui est permis » — n’a pas toujours désigné un moment de divertissement. Dans les traditions anciennes, il représentait un temps supérieur : celui de la pensée libre, de la contemplation, de la parole sans urgence. Un moment pour s’appartenir, sans but extérieur à soi.

C’était, comme l’écrivait Montaigne, « le loisir d’être soi ». Et dans ses Essais, il désignait un lieu intime et nécessaire : « Il faut se réserver une arrière-boutique toute nôtre, toute franche, en laquelle nous établissions notre vraie liberté et principale retraite. »

Ce lieu, c’est la paix intérieure. La possibilité de cesser d’être en représentation — ni pour les autres, ni pour soi-même. Un espace sans masque, sans pression, sans attente. Ce repos-là n’est pas de l’inaction. C’est un retour. Une réappropriation. Un apaisement de la lutte.

Or ces intuitions anciennes, loin d’être dépassées, trouvent aujourd’hui un écho étonnant dans les découvertes neuroscientifiques. Des chercheurs comme Matt Walker ou Andrew Huberman démontrent que le repos ne signifie jamais que le cerveau “s’éteint”.

Pendant le sommeil profond, les souvenirs sont triés, les émotions régulées, l’immunité consolidée. Et pendant les instants de calme éveillé — une marche lente, une rêverie, une lecture sans objectif — le cerveau active ce que les scientifiques appellent le “mode par défaut” : un réseau neuronal qui favorise la créativité, la consolidation émotionnelle, la capacité de projection.

En d’autres termes : ne rien faire, c’est aussi penser mieux.

Mais notre époque a désappris cela. Nous confondons récupération et évitement, ralentir et s’ennuyer. Le mot repos est devenu suspect. Comme s’il fallait sans cesse le justifier. Comme si seuls les hyperactifs avaient encore “le droit” de s’arrêter.

À force de remplir tous les vides de loisirs, nous avons oublié que ce sont parfois les espaces vides qui nous rendent pleinement présents. Le repos, en ce sens, n’est pas un échec de la volonté. C’est une fidélité à notre condition humaine.

Un patient me confiait récemment, presque honteux : “Je me sens plus coupable en regardant le ciel dix minutes qu’en scrollant Instagram une heure. Parce que dans le premier cas, j’ai l’impression de perdre du temps.” Et si c’était le contraire ? Et si ce regard sur le ciel — gratuit, lent, inutile — était justement le vrai luxe de notre époque ?

Pascal, déjà, en avait pressenti le paradoxe : « J’ai découvert que tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos, dans une chambre. »

Le repos n’est pas une fuite du monde. C’est ce qui nous permet d’y revenir avec dignité. Ce que nous avons désappris, nous pouvons le retrouver — non pas dans des recettes de productivité ou des to-do listes bien-être, mais dans des pratiques simples, des lectures lentes, des gestes sobres. Des moments qui redonnent au temps une densité. À l’existence, un souffle. Et à notre fatigue… un sens.

L’historien Georges Vigarello, dans « Histoire de la fatigue », retrace avec une précision troublante la manière dont nos sociétés ont peu à peu transformé le sens même de l’épuisement. Longtemps, la fatigue fut une compagne visible du travail bien fait, un marqueur de l’effort humain, parfois même une forme de mérite ou de grandeur. Mais à partir du XIXe siècle, avec la montée de l’industrialisation et des logiques de rendement, elle devient un symptôme à traquer, un signe d’inefficacité, une défaillance qu’il faudrait réparer au plus vite.

Ce changement de regard n’a rien d’anodin : il a peu à peu contaminé notre rapport au repos lui-même. Se reposer n’est plus un rythme à honorer, mais une faiblesse à excuser. La fatigue n’est plus une frontière qui protège, elle devient un obstacle à franchir.

Et si l’on cessait un instant de voir le repos comme un ralentissement honteux — pour y retrouver, peut-être, une sagesse ancienne ? Une forme de présence à soi que les penseurs d’autrefois savaient nommer, et que notre époque aurait tout intérêt à réapprendre.

Et peut-être que relire Alain, Montaigne, ou simplement écouter le silence avec attention, est aujourd’hui plus révolutionnaire qu’un stage de performance cognitive ?

2 – Loisir ou repos ? L’erreur moderne qui nous épuise

Dimanche matin. 8h. Pas encore de café, mais déjà la to-do list : marché, séance de yoga, balade en forêt, ménage, séries à finir, dîner entre amis… Et ce sentiment étrange, en fin de journée, de n’avoir ni travaillé, ni vraiment reposé. C’est cela que traverse une grande partie de notre société aujourd’hui : nous vivons dans l’illusion d’un repos, tout en multipliant des activités de loisir qui nous stimulent plus qu’elles ne nous apaisent.

Le loisir moderne : une activité… pas toujours reposante

Depuis les années 1950, les sociétés occidentales ont valorisé ce qu’on appelle les temps libres : vacances, week-ends, congés. Ce fut une victoire sociale. Mais peu à peu, ces temps se sont remplis. D’activités. D’écrans. De sollicitations. Le temps libre est devenu… temps à remplir.

Le sociologue et philosophe allemand Hartmut Rosa parle d’accélération du temps libre : nous allons toujours plus vite, même dans nos moments supposément calmes.

La société numérique a renforcé ce phénomène :

  •  notifications constantes,
  •  obligation de montrer ce qu’on vit,
  •  injonction à « profiter », « apprendre », « optimiser ».

Même les vacances sont devenues des projets de performance émotionnelle :

“Il faut que ce soit inoubliable.”
“Il faut déconnecter (mais vite, car lundi on repart).”
“Il faut que ce soit Instagrammable.”

Et pendant ce temps-là… nous ne reposons rien. Ni notre attention. Ni notre corps. Ni notre système nerveux.

Ce que les neurosciences nous apprennent sur la fatigue invisible :

Contrairement à ce qu’on croit, le plaisir ne repose pas toujours. Notre cerveau peut être épuisé par des stimulations agréables, s’il n’a jamais l’occasion de se poser.

Le Dr Andrew Huberman explique que trop de stimulations successives — même plaisantes — peuvent activer les mêmes circuits neuronaux que le stress. Une série intense, un flot de vidéos, ou un enchaînement de messages… tout cela maintient le cerveau dans un état d’alerte diffus, sans récupération profonde.

Le cortex préfrontal, responsable de la planification, de l’attention soutenue et de la prise de décision, a besoin de silence, de lenteur, de rêverie. Pas d’un flux constant d’images et d’activités.

La psychologue Mary Helen Immordino-Yang rappelle que le repos éveillé, souvent perçu comme de l’oisiveté, est en réalité un moment propice à ce qu’elle appelle la réflexion interne constructive : un processus mental essentiel pour traiter les expériences, renforcer la mémoire et développer nos capacités socio-émotionnelles.

En somme : un loisir trop rempli peut épuiser autant qu’une journée de travail.

Le repos, lui, est d’une autre nature

Le repos véritable, contrairement au loisir :

  • N’a pas besoin d’être utile ou rentable,
  • Ne se montre pas,
  • Ne cherche pas à procurer une émotion forte,
  • Ne suit aucune narration.

C’est un état, pas une activité. Il peut prendre la forme :

  • D’un regard sur un arbre,
  • D’un silence partagé,
  • D’un moment sans téléphone, sans but,
  • D’une lecture lente, sans attente de résultat.

Le repos n’est pas uniquement une pause en vue d’une action future ;
c’est une manière d’habiter le monde avec présence et conscience.

Le loisir ne suffit pas au repos, mais le repos peut rendre le loisir fécond. Bien sûr, le loisir n’est pas à rejeter. Il peut réjouir, créer du lien, détendre, enrichir. Mais il devient problématique lorsqu’il prétend remplacer le repos, ou qu’il l’efface complètement. Un week-end bien rempli n’est pas réparateur s’il n’a laissé aucun vide, aucun espace pour se retrouver. Ce vide, ce « trou d’air », ce rien… c’est lui le vrai repos. Et nous en avons perdu la trace.

Nous sommes nombreux à dire : “Je ne veux plus travailler, je veux vivre.” Mais à trop courir après la vie, nous la saturons. Revaloriser le repos, ce n’est pas rejeter le loisir. C’est lui redonner un sol. Une racine. Un silence autour.

Sans cela, nos plaisirs s’effilochent. Et nos jours de repos deviennent… des jours de fatigue.

3 – Et si le travail n’était pas l’ennemi du repos ?

Chaque lundi, c’est le même soupir. Les réseaux sociaux s’emplissent de mèmes sur la “déprime du lundi”, les collègues insupportables, les patrons à fuir… Et dès le mercredi, on compte les heures avant le vendredi. La semaine devient un tunnel. Et le travail, une fatigue à esquiver.

Mais à force de construire notre imaginaire collectif autour de cette aversion du travail, n’avons-nous pas oublié que le travail n’est pas nécessairement l’ennemi du repos ? Il peut, au contraire, en être le terreau.

Le besoin humain d’agir

Notre époque valorise la déconnexion, la liberté, l’oisiveté choisie.
Et bien sûr, c’est essentiel : le surmenage abîme, l’exploitation détruit.
Mais une autre forme de mal apparaît peu à peu : la fatigue de ne plus avoir d’élan.

Dans mon cabinet, j’entends de plus en plus souvent cette phrase : “J’aimerais qu’on me laisse tranquille. Ne plus rien avoir à faire.” Et quand je demande : “Et ensuite ? Que feriez-vous ?”, la réponse vient souvent après un silence un peu gêné : “Je ne sais pas. Je me reposerais… je verrais…”

Mais ce désir — bien légitime en apparence — cache parfois une perte de direction plus profonde. Car le cerveau humain n’est pas fait pour l’inaction prolongée. Il a besoin d’effort, de but, d’engagement.

Ce que dit la science : l’effort comme régulateur émotionnel

Les neurosciences confirment aujourd’hui ce que l’on observe sur le terrain clinique : un cerveau qui n’agit plus, qui ne s’investit plus, devient plus vulnérable au repli, à la rumination, à la tristesse.

Le psychiatre et biologiste américain Robert Sapolsky, spécialiste du stress, l’a montré dans ses recherches : l’activité dirigée, même modeste, joue un rôle majeur dans la régulation de l’humeur. Une tâche terminée, une action accomplie, même très simple — ranger un espace, préparer un repas, écrire un mail — libère de la dopamine et rétablit un sentiment de cohérence.

Autrement dit : Ce n’est pas l’ampleur de l’action qui compte. C’est le fait d’être acteur de quelque chose.

La neuropsychologue américaine Kelly Lambert a étudié ce qu’elle appelle la behavioral activation : lorsque nous n’agissons plus sur le monde, notre cerveau perd les liens entre cause et effet, et cela peut mener à des états proches de la dépression ou de l’apathie.

La dépression : quand l’effort disparaît

L’Organisation mondiale de la santé estime que la dépression touche plus de 280 millions de personnes dans le monde (OMS 2023). Et l’un de ses premiers signes est la perte d’élan : plus envie de sortir, plus envie de cuisiner, plus envie de s’habiller parfois.

Mais les thérapeutes le savent : Le mouvement soigne.

L’une des approches les plus utilisées aujourd’hui, l’activation comportementale, consiste à réintroduire peu à peu des gestes simples, accessibles, concrets dans la journée. Et souvent, c’est ce retour à l’action — même minime — qui précède le retour de l’envie.

Ce n’est pas l’effort spectaculaire qui aide. C’est le petit effort soutenable, celui qui restaure une forme de présence à soi et au monde.

Le piège de la passivité numérique :

Ce manque d’engagement est encore renforcé par la culture numérique. Pourquoi cuisiner, si une app peut livrer ? Pourquoi sortir, si tout est disponible sur un écran ? Pourquoi discuter, si un like suffit à “être en lien” ?

Mais ce confort apparent a un revers : nos circuit dopaminergiques, surstimulés par des récompenses rapides, perdent en profondeur. On consomme de l’instantané… et on se sent paradoxalement vidé, agité, ou sans motivation.

Ce n’est pas un manque de volonté. C’est un déséquilibre du système motivationnel, lié à un monde où l’on agit de moins en moins physiquement ou intentionnellement.

Repenser l’effort comme ressource :

Effort ne veut pas dire souffrance. Ce n’est pas le surmenage, ni la dureté, que nous défendons. Mais l’effort juste : celui qui nous engage, nous structure, nous reconnecte.

Beaucoup de patients me disent, après avoir accompli une tâche qu’ils repoussaient depuis des jours : “Je me sens mieux. Ce n’est pas grand-chose, mais ça m’a fait du bien.”

Et c’est vrai. Parce que l’effort choisi est parfois le soin le plus doux que l’on puisse s’offrir.

Le travail, non comme fuite du repos… mais comme son allié

Le travail n’est pas l’ennemi du repos. Il en est le contrepoint. Sans tension, pas de détente. Sans effort, pas de vraie récupération. Ce que nous devons réinventer, ce n’est pas l’abolition du travail — c’est le lien entre travail et sens, entre action et équilibre.

Et peut-être que l’un des plus beaux cadeaux à faire aux générations qui viennent, ce n’est pas de leur dire : “Travaille le moins possible.” Mais de leur montrer qu’on peut travailler sans se perdre, et se reposer sans fuir.

4 – Et quand l’effort semble impossible ? Le droit au vrai repos

Il faut aussi entendre ceux et celles pour qui l’effort est devenu une montagne, une douleur, un poids impossible à soulever. Pas par paresse. Pas par manque de volonté. Mais parce que quelque chose en eux est épuisé plus profondément : le nerf de l’élan, la colonne du désir, la lumière qui porte le corps vers le monde.

Dans ces moments-là, ce n’est pas d’effort dont on a besoin — c’est de repos véritable. Un repos qui n’est pas une fuite, mais un soin. Un repos qui ne demande rien. Qui ne s’attend à rien. Un repos qui autorise à s’allonger, à se taire, à ne pas répondre, à s’absenter doucement du tumulte — comme on se glisse sous une couverture chaude et douce un soir d’hiver.

Je vois souvent des patients qui, même arrêtés pour souffrance ou burn-out, se sentent coupables de ne pas répondre aux mails, de ne pas “rendre service”, de ne pas rester joignables.

Comme si, pour mériter le repos, il fallait prouver qu’on est tombé assez bas. Comme si s’arrêter devait toujours être justifié, rationalisé, rentabilisé.

Mais savoir s’écouter, c’est aussi cela : reconnaître quand on est vidé, quand on n’a plus de marge, quand l’organisme entier dit non — et que ce « non » mérite d’être entendu. Un vrai non. Sans justification. Sans performance.

Et le plus cruel, c’est souvent d’avoir un pied dans chaque monde : vouloir se reposer sans oser se couper. Être arrêté, mais encore à demi joignable. Ne pas travailler, mais culpabiliser de ne pas faire.

Ce tiraillement épuise plus que le repos, et plus que l’effort. C’est là que se joue le vrai équilibre :

→ savoir s’engager quand l’élan revient,

→ mais aussi savoir dire non — pour pouvoir mieux se dire oui.

Et cela ne vaut pas seulement dans le cadre du travail. Cela vaut aussi pour les sollicitations affectives, les sorties imposées, les échanges qu’on n’a pas la force d’avoir, les réponses qu’on n’a pas envie de donner.

Apprendre à se recentrer, ce n’est pas devenir égoïste. C’est reconnaître que notre énergie est précieuse, que notre santé mentale ne se renouvelle pas toute seule.

Oui, l’effort structure. Oui, le mouvement peut soigner.

Mais il faut aussi du silence autour de l’action, de la lenteur autour de l’intention. Et parfois, ce que l’on appelle effort, c’est juste continuer à faire ce que tout le monde attend — alors que ce qui nous guérirait, c’est d’oser s’interrompre.

Revaloriser l’effort n’a de sens que si l’on revalorise aussi le droit au retrait, au flou, à la lenteur. Il ne s’agit pas d’opposer l’un à l’autre — mais de retrouver l’intelligence des rythmes, des creux et des pleins.

C’est peut-être cela, au fond, le vrai art du repos : Ne pas se fuir. Ne pas se forcer. Mais s’écouter assez pour savoir quand c’est le moment d’agir… et quand c’est le moment d’habiter le monde autrement.

5 – Et si on apprenait aussi aux enfants… à s’ennuyer ?

De nombreux parents, en pensant bien faire, cherchent à remplir chaque heure libre de leurs enfants : Activités, stages, jeux éducatifs, contenus stimulants, sorties, écrans… Comme si l’ennui était un vide à fuir, un symptôme d’échec éducatif.

Mais l’ennui, bien au contraire, est un terrain fertile. C’est un moment de creux qui peut devenir un point de bascule vers l’imaginaire, l’autonomie, la rêverie, voire la créativité.

Des chercheurs en psychologie du développement, comme Teresa Belton, ont montré que les enfants disposant de temps libre sans contrainte développaient une pensée plus créative, une imagination plus riche et une meilleure tolérance à la frustration.

J’explique souvent aux parents que les enfants ont besoin de moments “ni-ni” : « ni » en train de courir après une note, « ni » de chercher à briller ou plaire— et pas non plus « branchés sur veille » avec un dessin animé. Ce sont des instants sans rôle, sans attente, sans effet spécial. Et ce sont souvent eux qui, sans faire de bruit, tissent le plus solidement la vie intérieure.

L’ennui oblige l’enfant à se tourner vers ses ressources intérieures. C’est dans ce silence que naît l’envie d’explorer, de construire, d’inventer, de s’écouter.

Mais pour que l’enfant puisse s’autoriser le calme, il a besoin d’un modèle. Il observe : Que font les adultes quand ils ont un moment libre ? S’ils saisissent immédiatement leur téléphone, ou se dispersent, l’enfant intègre l’agitation comme norme.

À l’inverse, voir un adulte : Lire calmement, coudre, bricoler, dessiner, écouter de la musique sans rien faire d’autre, se promener en silence …donne la permission d’habiter le calme sans s’y sentir coupable.

Loin d’être un luxe ou un non-sens éducatif, le calme partagé devient un apprentissage fondamental de la vie intérieure. Il s’agit d’apprendre à ne pas être toujours sollicité, ni solliciteur. À ne pas confondre stimulation et attention, ni vitesse et vitalité.

Une étude de 2014 publiée dans Frontiers in Psychology (Westgate & Wilson) a montré que même les adultes avaient de plus en plus de mal à rester seuls avec leurs pensées — certains allant jusqu’à se donner volontairement des chocs électriques plutôt que de rester inactifs pendant 15 minutes.

Cela en dit long sur la difficulté croissante à cohabiter avec le vide — et donc à l’enseigner. Apprendre à un enfant à être tranquille n’est pas lui imposer du silence : c’est l’accompagner à faire l’expérience de la présence sans exigence. Et c’est une forme de transmission discrète, mais puissante.

Car si nous voulons offrir à ceux qui viennent une vie intérieure riche, alors nous devons aussi les libérer de la peur de l’ennui.

6 – Réapprendre à se reposer : cinq gestes intérieurs

Il n’y a pas une seule manière de se reposer. Voici quelques gestes qui peuvent y conduire.

  1. Reposer le corps… sans l’immobiliser

Beaucoup pensent que se reposer, c’est s’arrêter complètement. Mais parfois, l’immobilité engourdit plus qu’elle n’apaise.

Le corps, lui aussi, a besoin d’un repos en mouvement :

  • Marcher lentement, sans but ni écran.
  • S’étirer doucement, comme un animal qui se reconnecte à l’instant.
  • S’allonger au sol, sans distraction, juste pour sentir son poids.
  • Respirer, les yeux clos, sans chercher à “bien faire”.

Ces gestes ne font rien de visible, mais réparent l’invisible.

  1. Reposer l’esprit… en désaturant l’attention

Ce n’est pas seulement le bruit qui épuise : c’est la sur-stimulation constante. Notre cerveau n’a plus de marges, plus de flou, plus de vide.
Il tourne sans pause, happé par des milliers de sollicitations — notifications, images, pensées, comparaisons.

Reposer l’esprit, c’est :

  • Lire lentement, sans chercher à finir.
  • Écrire à la main quelques mots, pour soi, sans but.
  • Regarder, simplement, sans photographier.
  • S’autoriser à ne rien penser d’utile, à rêvasser.

Le cerveau a besoin d’espace non productif. De silence attentionnel. De douceur cognitive.

  1. Reposer les émotions… en relâchant le contrôle

Beaucoup de personnes sont épuisées non par ce qu’elles font, mais par ce qu’elles retiennent. Le masque, la tension, la politesse, la vigilance.

Reposer le cœur, c’est parfois :

  • Pleurer sans se justifier.
  • Rire sans raison.
  • Dire une vérité douce à une personne de confiance.
  • Ne pas répondre. Pas tout de suite. Pas aujourd’hui.

La lenteur émotionnelle n’est pas un retrait : c’est une écoute plus fine.
Elle permet de se retrouver chez soi, en soi.

  1. Créer des rituels de seuil

Nous sommes devenus des êtres sans transitions. On passe d’un appel à un mail, d’une réunion à une série, sans seuil, sans passage.

Mais notre cerveau, lui, aime les rituels doux :

  • Changer la lumière le soir.
  • Se laver les mains en rentrant.
  • Boire une tisane dans une tasse qu’on aime.
  • Écouter toujours la même musique pour marquer la fin de la journée.

Ces gestes simples disent au corps : tu peux te relâcher maintenant. Ils tissent un cocon autour de la fatigue. Ils remplacent l’alerte par un repère.

  1. Se défaire de l’idée qu’il faut “mériter” le repos

C’est peut-être le piège le plus tenace : croire qu’il faut avoir tout fini, tout bien fait, tout coché… pour “avoir le droit” de se reposer.

Mais le repos n’est pas une récompense. Ce n’est pas une prime pour les performants. C’est un besoin vital. Une hygiène de l’âme. Une preuve d’estime de soi.

Savoir s’écouter, c’est aussi savoir dire non — même à ce qui semble doux, gentil, affectueux. Non à un dîner qu’on n’a pas la force de vivre. Non à un échange qu’on n’est pas prêt à porter. Non à un mail, un message, une attente.

Ce n’est qu’en osant le non, que l’on peut un jour se redire un vrai oui.

Conclusion — Le repos n’est pas un luxe : c’est un art de vivre

Et si le vrai défi de notre époque, ce n’était pas de « gagner du temps »,
mais d’apprendre à l’habiter autrement ?

Pas pour tout quitter. Pas pour tout ralentir. Mais pour réintégrer du silence dans la cadence, du souffle dans le faire, de la tendresse dans l’effort.

Reposer son corps.
Reposer son esprit.
Reposer son lien au monde.
Cela ne demande pas de changer de vie.
Mais peut-être de changer de rythme.
Et c’est déjà une révolution.

Parce qu’en réapprenant cela, nous pourrons aussi transmettre à ceux qui viennent — enfants, patients, étudiants, amis — un autre rapport au monde, fait d’équilibre, de clarté, de joie simple..

Un art de vivre moins saturé. Plus humain. Plus libre. Et profondément réparateur.

Pour en savoir plus :

Livres

Alain . Propos sur le bonheur. Collection Folio Essais.(1985)
André, C.. Méditer, jour après jour : 25 leçons pour vivre en pleine conscience. L’Iconoclaste.(2011)
Belton, T.  Happier People, Healthier Planet. SilverWood Books.(2016)
Bobin, C. . La plus que vive. Gallimard, Collection Folio.(1999)
Buser, P. (2013). Neurophilosophie de l’esprit : Ces neurones qui voudraient expliquer le mental. Odile Jacob
Corbin, A. Le territoire du vide : L’Occident et le désir du rivage (1750–1840). Paris : Flammarion, coll. « Champs ».(2010)
Corbin, A. Les cloches de la terre : Paysage sonore et culture sensible dans les campagnes au XIXe siècle. Flammarion (2013)
Corbin, A. Histoire du silence .Albin Michel (2016)
Corbin, A. (dir.) (2022). Histoire du repos. Paris : Plon.
Debru, C. (2005). Neurophilosophie du rêve. Éditions Hermann.
Lambert, K. G. (2008). Lifting Depression: A Neuroscientist’s Hands-On Approach to Activating Your Brain’s Healing Power. Basic Books.
Martell, C. R., Dimidjian, S., & Herman-Dunn, R. (2010). Behavioral Activation for Depression: A Clinician’s Guide. Guilford Press.
Montaigne, M. de. Essais. Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade ».(1950)
Montaigne, M. de. Les Essais (Éd. Pierre Villey). Presses Universitaires de France.(1988)
Pascal, B.. Œuvres complètes. Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade ».(1954)
Ricard, M., & Singer, W. Cerveau et méditation : Dialogue entre le bouddhisme et les neurosciences. Allary Éditions.(2016)
Rosa, H. Accélération. Une critique sociale du temps. Paris : La Découverte, coll. « Poche ».(2010)
Sapolsky, R. M. . Why Zebras Don’t Get Ulcers (3rd ed.). Holt Paperbacks.(2004)
Sapolsky, R. M.. Behave: The Biology of Humans at Our Best and Worst. Penguin Press. (2017)
Vigarello, G. Histoire de la fatigue : Du Moyen Âge à nos jours. Éditions du Seuil.(2020)
Wallace, B. A.  Contemplative Science: Where Buddhism and Neuroscience Converge. Columbia University Press.
Walker, M.. Why We Sleep: Unlocking the Power of Sleep and Dreams. Scribner.(2017)
Weil, S.  La Condition ouvrière. Flammarion. (2022)

Articles scientifiques

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Podcast

France Inter – Grand bien vous fasse.
Christophe André intervient régulièrement dans cette émission abordant des thèmes  telles que  la lenteur, la contemplation, la solitude, l’attention à soi, ou encore la gestion du stress et des émotions.

https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/grand-bien-vous-fasse

Huberman, A. (2023). Using Non-Sleep Deep Rest (NSDR) to Enhance Learning, Sleep & Recovery. Huberman Lab Podcast,

Retrouvez ici tous les articles de la série « Pour Franchir La Grille »