On les a réduits à des passe-temps. À des “loisirs créatifs”. On les a enfermés dans les cercles de tissu rose et les clichés de féminité douce. Tricoter. Broder. Coudre. Faire du point de croix. Du canevas. Comme si ces gestes, lents et patients, n’étaient bons qu’à remplir des après-midis oisifs.
Mais, ces gestes ont tenu des hommes debout — non par la force, mais par la persévérance, la beauté, et le pouvoir de créer malgré la douleur.
Dans les hôpitaux militaires de la Première Guerre mondiale, pendant que les médecins réparaient les chairs, certains soldats brodaient. Pas pour faire joli. Pour survivre. Pour retrouver la maîtrise d’une main brisée. Pour endiguer le chaos mental. Pour suspendre la douleur. Pour sentir que quelque chose — enfin — tenait.
Coudre, ce n’est pas seulement un art ancien : c’est une technologie intérieure. Un soin. Un ancrage. Une manière de remettre du fil là où tout se défait. Et ce n’est pas une consolation : c’est une reconstruction.
Aujourd’hui, neurosciences et cliniques le confirment : Ces gestes activent des circuits de concentration profonde. Ils apaisent le stress, restaurent la motricité fine, réactivent la mémoire, la clarté, l’envie d’agir. Ils réparent — non pas dans le vide — mais dans le vif.
Alors non, ce n’est pas “juste une affaire de femmes”. C’est une affaire d’humains. De blessés. De vivants.
« Il n’y avait pas de grande différence entre recoudre un corps et broder pour sauver la part d’humanité qui avait survécu à l’intérieur. L’intention était de réparer la vie lorsqu’elle semblait se dérober. » (Ilaria Tuti, Les Femmes d’Endell Street)
- Une histoire cousue de blessures : soldats, douleurs et réparation
Pendant la Première Guerre mondiale, les lignes de front n’étaient pas les seuls lieux de courage. Dans les hôpitaux militaires, des formes de résistance discrètes, patientes, se tissaient entre les draps, les pansements… et les fils du soin.
Dans son livre d’une richesse historique et humaine rare Les Femmes d’Endell Street, Ilaria Tuti retrace l’histoire vraie des premières femmes médecins militaires britanniques, pionnières et souvent méprisées par leurs confrères. Elle raconte aussi une autre forme de soin : celle qui se transmet par le fil. Elle évoque ces hommes, mutilés, traumatisés, parfois réduits à l’immobilité, à qui l’on tendait une aiguille. Et avec elle, la possibilité d’un point, puis d’un autre. D’un retour au corps. D’un retour à soi.
Elle décrit comment certains brodaient pour tenir le fil de leur identité. Pour ne pas sombrer dans l’effacement. Pour donner forme à ce qui, en eux, avait été dévasté.
C’est dans ce même esprit qu’Ernest Thesiger, acteur britannique blessé au front, fonda la Disabled Soldiers’ Embroidery Industry. Dans son livre Adventures in Embroidery (1941), il raconte comment la broderie, loin d’être un loisir, fut un acte de survie. Il enseignait à d’autres blessés à broder, non par coquetterie, mais pour retrouver le geste, la précision, le calme intérieur. Pour reconstruire, point après point, une cohérence du corps et de l’âme.
Le soldat canadien Frank Neville Read, quant à lui, avait perdu l’usage d’une main. Une infirmière lui tendit un jour un tambour à broder. Il commença par quelques points hésitants. Puis les gestes revinrent. Lents. Inégaux. Et peu à peu, la motricité aussi. La broderie lui rendit la main, mais aussi la confiance.
À Craiglockhart War Hospital, en Écosse, les médecins expérimentaient de nouvelles approches pour traiter le shell shock : l’écriture, la musique, la photographie… et les gestes textiles. Ils avaient compris que face à des blessures invisibles, les soins invisibles comptaient aussi. Broder, c’était recoudre un lien entre soi et le monde.
Ces histoires — vécues, documentées, puissantes — ne relèvent ni de la nostalgie, ni du folklore. Elles rappellent que le fil, l’aiguille, la main concentrée… ont permis à des hommes ravagés par la guerre de tenir encore.
Et aujourd’hui encore, dans certaines prisons ou centres de soin, ces pratiques sont réintroduites : non pas pour passer le temps, mais pour retrouver du temps intérieur.
Ce que ces hommes brodaient, ce n’était pas un motif. C’était une survie.
- Ce que les mains réparent, la science l’éclaire
Sur leur lit d’hôpital, des soldats mutilés ont brodé pour survivre. Aujourd’hui, la science le confirme : tricoter, coudre, broder ne sont pas de simples passe-temps. Ce sont des gestes puissants, capables de réparer, de réguler, de restaurer.
A- Un entraînement cérébral complet, dynamique et intégré
Tricoter, broder, coudre… Ces activités mobilisent simultanément les deux hémisphères du cerveau :
- L’hémisphère gauche, logique et analytique, intervient pour suivre un patron, compter les points, structurer un motif.
- L’hémisphère droit, sensoriel et créatif, s’active dans le choix des couleurs, le rythme du geste, la recherche d’harmonie.
Ce dialogue entre rigueur et imagination sollicite des zones clés :
le cortex préfrontal (planification, attention), l’hippocampe (mémoire), le cortex sensorimoteur (coordination œil-main), ainsi que les circuits de la motivation et de la récompense.
La neuropsychologue américaine Kelly Lambert a décrit ces processus sous le nom de effort-based rewards : lorsque nos gestes produisent un effet tangible sur le monde, le cerveau libère de la dopamine, renforçant le sentiment de compétence et la résilience émotionnelle.
Dans son ouvrage Lifting Depression, elle montre comment ces activités concrètes stimulent la plasticité cérébrale et permettent de sortir de l’impuissance apprise, si fréquente dans la dépression.
B- Le flow : un état réparateur du corps et de l’esprit
Ces gestes textiles induisent un état psychologique particulier : le flow.
Le corps est absorbé, l’esprit se calme, le temps semble suspendu.
On n’essaie plus de bien faire. On est, tout simplement — sans pression, sans attente — dans un espace intérieur qui respire.
Contrairement aux pratiques contemplatives plus passives, cet état de flow est profondément actif. Il naît du contact avec la matière, du rythme régulier du fil, du tissu, de la maille. Il mobilise l’attention soutenue, la motricité fine et une créativité incarnée. Un « ici et maintenant » dynamique, enraciné dans le geste.
C – Soulagement de l’anxiété, de la dépression et du stress
Une revue scientifique parue en 2024 dans le Journal of Psychosocial Nursing and Mental Health Services confirme les effets bénéfiques des pratiques textiles sur la santé mentale :
- Diminution de l’anxiété
- Amélioration de l’humeur
- Réduction du stress
Les chercheurs soulignent l’impact du rythme régulier des gestes, de la concentration profonde, du choix des couleurs et du sentiment d’accomplissement, qui renforcent l’estime de soi et apaisent les états d’agitation mentale.
De même, l’étude Healing Stitches (Le Lagadec et al., 2024), publiée dans Issues in Mental Health Nursing, montre que la broderie favorise un bien-être psychique durable, soutient la régulation émotionnelle et diminue le sentiment d’isolement social.
Ce n’est pas un simple loisir : c’est un soutien thérapeutique incarné.
Un soin reconnu en Clinique : Aujourd’hui, les gestes textiles sont intégrés dans de nombreux protocoles de soins, au sein d’établissements hospitaliers ou en cabinet.
On les retrouve :
- En ergothérapie, pour stimuler la motricité fine après un AVC, une blessure ou dans le cadre de maladies chroniques ;
- En psychiatrie, comme outil de valorisation personnelle et de reconstruction identitaire ;
- En traitement de la dépression, de l’anxiété ou du burn-out, pour restaurer l’élan vital et favoriser la régulation émotionnelle ;
- En addictologie, dans les parcours de post-sevrage et de réhabilitation ;
- Dans l’accompagnement de la douleur chronique ou des traumatismes psychiques (TSPT), pour redonner un sentiment d’ancrage corporel et émotionnel.
Créer quelque chose de ses mains, point après point, redonne une forme de maîtrise. Cela restaure une cohérence intérieure, une utilité ressentie, et parfois, une forme de dignité retrouvée.
Un antidouleur naturel : Les bénéfices vont bien au-delà d’un effet placebo. La régularité du geste, l’état de concentration induit, et la stimulation sensorielle des mains activent certains circuits du cerveau impliqués dans le contrôle de la douleur.
Des recherches en neurosciences montrent que l’état de flow et l’attention focalisée peuvent moduler la perception douloureuse, en mobilisant des réseaux cérébraux proches de ceux activés par des traitements antalgiques.
Des patients souffrant de douleurs chroniques rapportent une diminution significative de leurs douleurs lorsqu’ils s’adonnent à des activités manuelles répétitives et absorbantes. Le geste devient alors un antidouleur naturel, capable d’apaiser le corps sans médicament.
D- Une mémoire que l’on exerce, un cerveau que l’on entretient
Les bienfaits ne sont pas que psychiques. Les gestes artisanaux renforcent aussi la mémoire et les fonctions cognitives.
Une étude parue dans le Journal of Neuropsychiatry and Clinical Neurosciences (Verghese et al., 2011) montre que la pratique régulière du tricot, de la broderie ou du quilting est associée à une réduction du risque de déclin cognitif léger chez les personnes âgées.
Motricité fine, attention soutenue, mémoire de travail, planification spatiale : ces gestes doux sont un véritable entraînement cérébral.
Quand la littérature rejoint la science : Comme nous l’avons évoqué plus haut, dans Les Femmes d’Endell Street, Ilaria Tuti raconte comment, pendant la Première Guerre mondiale, des soldats traumatisés ont été invités à broder. Non comme une distraction, mais comme un véritable rite de réparation :
« Beaucoup d’entre eux étaient encore occupés à leur broderie. Recroquevillés sur des pièces de tissu qui se déroulaient comme des cartes de territoires mystérieux à explorer, ils affichaient des expressions concentrées, et il n’y avait plus de trace de lassitude ou d’angoisse. Ils s’étaient laissé envoûter par des fils de soie et de lin impalpables qui avaient formé comme une enveloppe autour de toute leur agitation, en leur permettant d’entrer dans un monde de calme et de silence. »
(Ilaria Tuti, Les Femmes d’Endell Street, p. 297)
Dans La Brodeuse de Winchester, Tracy Chevalier fait dire à l’un de ses personnages :
« Les couleurs vives et la répétition de points simples avaient un effet profondément apaisant sur les hommes. […] Créer une chose belle faisait des merveilles sur leurs nerfs. »
Ces mots de fiction, nourris par l’observation du réel, trouvent aujourd’hui leur écho dans des recherches scientifiques solides.
Le fil qui soigne : Parmi ces travaux, l’article scientifique Embodied Embroidery: Therapeutic Aspects of Embroidery in Art Therapy from Therapists’ Perspectives, publié en 2025 dans l’International Journal of Art Therapy (Wolk & Bat-Or), apporte un éclairage précieux.
L’étude repose sur quatre groupes de discussion réunissant treize art-thérapeutes expérimenté·es ayant intégré la broderie dans leur pratique clinique.
À partir d’une analyse phénoménologique interprétative (IPA), trois dimensions principales ont émergé :
- Corporelle : la broderie mobilise une mémoire sensorielle et physique, ancre le corps dans le présent, et offre une continuité d’existence.
- Émotionnelle : elle contient les affects, permet l’expression d’émotions difficilement verbalisables, et favorise un apaisement durable.
- Symbolique : le fil, la texture, les couleurs deviennent supports de narration, de transformation et de reconstruction de soi.
Créer avec ses mains, c’est réparer sans bruit. C’est retrouver une continuité intérieure, une fierté simple, un ancrage dans le présent.
Et parfois, c’est là que commence la guérison.
Ce que les mains tissent, le cerveau enregistre. Dans le silence du fil, se rejoue un sentiment d’existence pleine, utile, cohérente.
Les données scientifiques, longtemps absentes de ce champ, confirment aujourd’hui ce que la littérature pressentait :
tricoter, broder, coudre peuvent être aussi puissants que les mots ou les médicaments pour réguler, se souvenir, se reconstruire.
Et parfois, comme l’écrivent les auteurs de Embodied Embroidery : « Le fil vient là où la parole ne peut encore aller. »
Tisser du lien dès le plus jeune âge : Au-delà des ateliers hospitaliers ou des salles de couture, une simple école primaire d’Irlande révèle aujourd’hui la puissance du geste réparateur. Sous l’impulsion de Lorna McCormack, Wool in School a placé le tricot au cœur du programme, en offrant à chaque élève un « Knit Stitch Bunting Kit » (laine irlandaise pure, aiguilles 4 mm, support ludique). Patience, motricité fine et entraide se tissent à chaque maille ; apprendre à tricoter une écharpe pour un dinosaure en carton devient un rituel de ralentissement et de créativité, loin du tourbillon numérique.
Alors que pour la plupart, le simple fait de nouer un fil semblait une prouesse, tous ont persévéré jusqu’à parfaire leur ouvrage : un petit triomphe qui résonne avec l’esprit de résilience et de reconstruction, écho moderne aux gestes de couture qui, hier, panseraient les corps et les âmes.
Parrainé par la présidente Sabina Higgins et soutenu par l’International Wool Textile Organisation, le programme Heritage in Schools – Wool2Ewe s’étend déjà à une trentaine d’établissements, immergeant les élèves dans les savoir-faire anciens tout en les sensibilisant à la durabilité et au respect des ressources.
- Ce que mes patients m’ont appris : histoires cousues main
J’ai vu des aiguilles devenir des ancrages. Des fils rouges passer entre les doigts de ceux qui pensaient avoir tout perdu, ou tout raté. J’ai vu des mains tremblantes retrouver leur cap. Pas en posant de grands gestes. Mais en nouant un fil. En traçant un point. En s’autorisant à commencer.
Il y a Chantal, par exemple. Responsable des grands marchés pour un groupe agroalimentaire, stress permanent, pression constante. Le soir, elle avait pris l’habitude d’un verre. Puis deux. Ce n’était pas une addiction, disons une habitude qui glissait. Le jour où elle a ressorti une vieille boîte de point de croix, au lieu de s’ouvrir une bouteille, elle a senti son corps redescendre d’un cran. Le fil lui faisait du bien. Elle reprenait son souffle en reprenant l’aiguille. Aujourd’hui, elle ne s’en cache plus : « Ma vraie récompense, c’est de voir une bordure avancer. »
Il y a Matthieu. Quarante ans, cadre dans l’événementiel. Addict au jeu, à l’adrénaline, à la perte. Le tricot, je lui ai proposé presque en souriant. Il m’a regardée comme si j’étais tombée d’une autre planète. Mais il a essayé. Il est allé acheter des aiguilles, sous prétexte que c’était pour offrir. Il a choisi une laine verte. Le soir, il tricotait deux rangs. Puis cinq. Puis dix. Il disait : « Ça m’aide. C’est comme si mes mains savaient quoi faire ». Peu à peu, il a voulu dessiner. Puis peindre. C’est par le fil qu’il est passé. Pour retrouver la ligne. Celle de sa vie.
Il y a aussi cette jeune femme, que j’appellerai Élodie. Elle avait une peur panique que le métro s’arrête. Rester coincée. Ne pas pouvoir sortir. Elle avait tout essayé : podcast, lecture, respiration… Rien n’y faisait. Jusqu’au jour où elle a emporté dans son sac un petit kit de point de croix. Juste une carte, une mini-aiguille, du fil. Et là, concentrée sur le motif, elle s’est surprise à descendre à sa station sans avoir vu le temps passer. Même chose dans l’avion, où elle a utilisé la même stratégie. Ce n’est pas le ciel qui l’a libérée. C’est le fil.
Et puis il y a Thibaut. Jeune adulte, émotions à fleur de peau, colère rentrée, mouvements brusques. Le jour où je lui ai parlé du tricot, il a ri. Puis m’a regardée d’un air perplexe : « Sérieux ? Moi ? ». Je l’ai laissé réfléchir. Il est revenu une semaine plus tard : « J’ai acheté une pelote bleue. Et la vendeuse m’a conseillé les aiguilles. Je lui ai dit que c’était pour ma copine… » Il a appris à faire un point. Puis un autre. Puis une écharpe.
Sabine, elle, Cheffe de projet dans une agence de communication. Elle avait une habitude bien installée : en rentrant du travail, c’était douche–pyjama–télé. Rien de grave, mais elle s’y perdait. Un jour, elle a dit en riant : « Maintenant, je suis pressée de quitter mon patron… pour retrouver mon patron couture ! » Elle s’était mise à la machine à coudre, sans jamais y avoir touché. Sa mère, féministe revendiquée, considérait la couture comme une servitude d’un autre temps. Mais Sabine y trouvait une liberté nouvelle. Une détente qui ne consistait pas à s’évader, mais à habiter ses soirées.
Et puis il y a les anonymes. Une mère qui brode avec sa fille. Une adolescente anxieuse qui tisse des bracelets. Un retraité qui apprend à repriser. Un infirmier qui, après un burn-out, s’est mis à réparer ses chemises usées, un point après l’autre. Pas pour faire des économies. Pour retrouver un rythme. Un fil. Un sens.
Aucun n’était particulièrement « doué ». Aucun n’avait grandi dans une maison où l’on cousait. Beaucoup ne savaient même pas enfiler une aiguille. Et c’est ça, justement, qui les rend admirables.
Parce qu’ils ont osé.
Ils ont franchi la barrière de ce qu’on moque trop souvent : le ridicule supposé, le temps perdu, l’inutile visible.
Et dans ce geste qui semble si banal, ils ont retrouvé quelque chose de rare :
- Un ancrage corporel,
- Une paix mentale,
- Une dignité retrouvée.
Bien sûr, il ne s’agit pas de prétendre que la couture ou le tricot guérissent à eux seuls — tout comme les soldats d’Endell Street ne se sont pas relevés par miracle.
Mais pour beaucoup, ces gestes ont été un fil de survie, un appui discret dans un long chemin de reconstruction.
Dans ce geste humble, silencieux, presque invisible, quelque chose se retisse — entre le corps, l’instant, et le courage de continuer.
- Ce n’est pas un loisir. C’est un point d’ancrage, maille après maille.
Tricoter, coudre, broder… on les appelle encore des « loisirs créatifs ». Comme s’il s’agissait d’un passe-temps sans enjeu, d’une distraction de grand-mère. Mais ces gestes-là portent bien plus que du fil. Ils sont mémoire, et présence. Forme et transmission.
Créer de la forme là où tout vacille Quand on est traversé par le chaos — celui du deuil, de la dépression, du burn-out ou du simple trop-plein — faire un point, puis un autre, c’est déjà remettre un contour dans le flou. On ne maîtrise plus grand-chose, mais on peut faire cela : tenir un fil, tracer une ligne. On redessine un dedans, on se réencadre doucement.
Une trace de soi, patiente et habitée Chaque maille est une preuve d’attention. Chaque couture est une empreinte d’instant. Le textile, par sa lenteur, enregistre le temps. Il porte l’odeur des jours, la chaleur des mains, les battements du cœur. C’est un journal intime sans mot, mais chargé d’âme. Un geste qui dit : j’étais là et ce que je faisais avait du sens.
Un tissage avec soi-même Ces pratiques ont cela de précieux : elles ne visent pas à produire, ni à épater. Elles relient. À soi, à un souffle, à une lignée parfois. C’est un fil qu’on tisse pour rester là. Pour réparer sans bruit. Pour se retrouver dans la solitude sans y être englouti.
En marchant, ils tissent
Et parfois, ce fil se déroule au grand air. Dans les Highlands ou sur les îles Shetland, des femmes et des hommes marchent ensemble… en tricotant. Ces groupes, qui mêlent randonnée et geste textile, incarnent une autre manière d’habiter le temps : pas à pas, maille à maille. Le fil accompagne le souffle, la pensée suit le rythme du corps, et les paysages deviennent le théâtre d’une mémoire vivante. Ces marches tricotées, loin d’être folkloriques, disent une chose essentielle : que ce geste-là, loin d’être confiné au passé ou aux salons feutrés, peut aussi être libre, collectif, nomade. Un art en mouvement. Une mémoire qui avance.
Un fil à reprendre — pour ne pas se perdre Ce n’est pas une mode à retrouver. C’est un fil à reprendre — pour ne pas se perdre.
Dans un monde saturé d’écrans, d’immédiateté et de gestes vides, réapprendre le temps lent, la répétition, la beauté discrète d’un ouvrage en cours, est presque un acte de résistance. C’est dire à voix basse que la lenteur n’est pas l’ennemie. Que la patience a encore un avenir. Et que l’on peut, sans bruit, réapprendre à habiter le temps.
Conclusion — Et si cet été, on reprenait le fil ?
Et si, au lieu de tout « lâcher », on reprenait doucement quelque chose ? Pas pour produire. Pas pour réussir. Mais pour se retrouver.
Un fil. Une aiguille. Deux mains un peu maladroites. Un point, puis un autre. Un moment de calme volé à l’agitation. Une pause habillée de couleurs. Ce n’est pas grand-chose. Mais c’est déjà un choix. Celui de ne pas fuir. De ne pas saturer. De tenir un fil plutôt que de le couper.
Et si, cet été, on s’autorisait cela : Tricoter sous un arbre. Broder en silence. Apprendre un point avec un enfant. Repriser une vieille chemise en y cousant un peu de paix.
Ce n’est pas une performance. Ce n’est pas un devoir. C’est un geste humble, joyeux, libre. Un geste qui dit simplement : Je suis là. Je tiens le fil. Et je tisse à mon rythme.
Pour en savoir plus :
Livres
- Ilaria Tuti, Les Femmes d’Endell Street, Éditions Stock, 2023.
- Tracy Chevalier, La Brodeuse de Winchester, Éditions La Table Ronde, 2020.
Essais et ouvrages historiques
- Loretta Napoleoni, Le Pouvoir du tricot : Retisser nos liens dans un monde désuni, Éditions Les Liens qui libèrent, 2020.
- Elizabeth Zimmermann, Knitting Without Tears, Schoolhouse Press, 1971.
- Prendre en charge la douleur chronique : avec les thérapies non médicamenteuses (2e édition), Éditions Elsevier Masson, 2022.
Articles et ressources en ligne
- L’Histoire du tricot – un livre sans début, Pascuali Blog.
- Histoire du tricot : des origines à la révolution DIY, Maille Name Is.
- Articles scientifiques
- Lambert, K. (2008). Lifting Depression: A Neuroscientist’s Hands-On Approach to Activating Your Brain’s Healing Power. Basic Books.
- Riley, J., Corkhill, B., & Morris, C. (2013). The Benefits of Knitting for Personal and Social Wellbeing in Adulthood: Findings from an International Survey. British Journal of Occupational Therapy, 76(2), 50–57.
- Riley, J., Corkhill, B., & Morris, C. (2014). The Benefits of Knitting for Personal and Social Wellbeing in Adulthood: Findings from an International Survey. British Journal of Occupational Therapy, 77(2), 50–57.
- Corkhill, B., Hemmings, J., Maddock, A., & Riley, J. (2014). Knitting and Well-being. Textile: The Journal of Cloth and Culture, 12(1), 34–57.
- Geda YE, Topazian HM, Roberts LA, Roberts RO, Knopman DS, Pankratz VS, Christianson TJ, Boeve BF, Tangalos EG, Ivnik RJ, Petersen RC. Engaging in cognitive activities, aging, and mild cognitive impairment: a population-based study. J Neuropsychiatry Clin Neurosci. 2011 Spring;23(2):149-54. doi: 10.1176/jnp.23.2.jnp149. Erratum in: J Neuropsychiatry Clin Neurosci. 2012 Fall;24(4):500. Lewis, Robert A [corrected to Roberts, Lewis A]. PMID: 21677242; PMCID: PMC3204924.
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- de Brún, Rita. “Wool in School Founder and Sustainability Activist Lorna McCormack Has Taught Hundreds of Children to Knit.” Irish Examiner, 6 mai 2025. irishexaminer.com
- International Wool Textile Organisation. “An Introduction to Wool in School.” 26 octobre 2023.
- McCormack, Lorna. “Wool in School: Reviving Knitting in Ireland’s Primary Curriculum.” Irish Educational Review 28, no 3 (octobre 2024).
- O’Reilly, Siobhán. “Yarn and Young Minds: Craft-Based Learning in Schools.” Textile Heritage Journal 12, no 1 (2024): 15–29.
- “Knitting Back into the Curriculum.” The Guardian, 12 octobre 2023.
- Wool in School Initiative. Knit Stitch Bunting Kit. Dublin: Wool in School Initiative, 2023. woolinschool.org
- Le Lagadec, D., Kornhaber, R., Johnston-Devin, C., & Cleary, M. (2024). Healing Stitches: A Scoping Review on the Impact of Needlecraft on Mental Health and Well-Being. Issues in Mental Health Nursing, 45(10), 1097–1110. https://doi.org/10.1080/01612840.2024.2364228
- Nurit Wolk & Michal Bat Or. Embodied embroidery: therapeutic aspects of embroidery in art therapy from therapists’ perspectives. International Journal of Art Therapy 0:0, pages 1-11.
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